Des Russes désertent vers la Turquie pour ne pas « mourir pour Poutine »
Après
que le président russe a décrété la mobilisation partielle des réservistes
pour faire face à la contre-offensive de l’armée ukrainienne, de nombreux
citoyens fuient le pays afin de ne pas être envoyés sur le front.
Raphaël Boukandoura
AntalyaAntalya (Turquie).– En cette fin du mois de septembre, à l’aéroport d’Antalya, ils
franchissent souriants la porte des arrivées, poussant leurs bagages ou
traînant à leur suite des enfants tantôt fatigués, tantôt surexcités. Les
employés des Club Med et des grandes chaînes d’hôtels se précipitent sur les
voyageurs qu’ils ont identifiés, leur placent d’autorité un bouquet de fleurs
dans les bras et les entraînent vers le parking.
Dans cette joyeuse cohue, certains sortent du lot, de jeunes hommes au
regard fuyant et au pas rapide, qui déclinent toute tentative d’approche.
D’autres, bien qu’apparemment équipés pour un séjour sur les plages
méditerranéennes de cette Mecque du tourisme turc, semblent pourtant très peu
enthousiastes.
C’est le cas d’Oleg, solide gaillard
trentenaire tout juste arrivé de l’enclave de Kaliningrad, dont les yeux
tristes rougissent lorsqu’il évoque la guerre en Ukraine et l’ordre de
mobilisation annoncé le 21
septembre par Vladimir Poutine. Il avait prévu de longue date ces vacances de
dix jours avec sa compagne et un couple d’amis, mais il se demande désormais
s’il ne ferait pas bien de prolonger indéfiniment son séjour.
« Je suis terrifié à l’idée de
rentrer en Russie pour qu’ils me mettent un fusil dans les mains, et m’envoient
tuer ou mourir pour Poutine, pour une guerre qui me révolte, mais je ne vois
pas non plus comment je pourrais quitter la Russie, ma famille, mon
travail. »
Un dilemme qui est celui de beaucoup
de jeunes voyageurs interrogés. Seul Ruslan, Moscovite de 29 ans, se dit prêt,
si besoin, à rejoindre les drapeaux « pour faire son devoir »,
même s’il n’approuve la guerre que du bout des lèvres : « Je
suis contre toute guerre d’agression, mais c’est compliqué de démêler les
faits, il y a tellement de désinformation... »
Une plage d’Antalya en août 2022. © Photo Diego Cupolo /
NurPhoto via AFP
Depuis l’annonce de la mobilisation, censée ne concerner qu’environ
300 000 personnes ayant déjà une expérience militaire, mais qui semble en
réalité s’étendre bien plus largement à la population russe, les billets pour
la Turquie s’arrachent à prix d’or, plusieurs milliers d’euros pour un aller
simple.
Confrontée à une explosion des demandes, la compagnie aérienne nationale
Turkish Airlines a annoncé qu’elle n’entendait pas augmenter le nombre de ses
vols. La Turquie, qui ne demande pas de visas aux citoyennes et citoyens
russes, est un des rares pays à continuer à desservir les aéroports de Russie.
Ce sont entre 100 et 150 vols qui arrivent chaque jour en Turquie, dont plus de
la moitié à Antalya, région qui accueille traditionnellement chaque été
plusieurs millions de vacancières et vacanciers russes.
Depuis le début de la guerre, de nombreux Russes qui ont fait le choix
de quitter leur pays se sont installés dans la ville ou ses environs. Ils sont
en majorité jeunes, anglophones, et exercent des métiers qui leur permettent de
travailler à distance.
Une nouvelle
vague d’exilés
Impossible de connaître leur nombre, mais dans la station balnéaire chic
de Kas, 60 000 habitant·es, le groupe récemment créé sur la messagerie Telegram
« Les Russes de Kas » compte près de 6 000 membres.
Vera y est arrivée le mois dernier.
Attablée dans la cour ombragée d’un café, son anxiété, la colère et la honte
qu’elle dit éprouver envers ses amis ukrainiens contrastent avec le farniente
ambiant. « Je suis malheureuse en plein paradis », se
désole cette avocate qui, pour conjurer ses cauchemars réguliers, tente de
venir en aide à ceux restés en Turquie qui manifestent ces jours
derniers. « Je suis en contact avec l’ONG OVD-Info et je fournis
par son intermédiaire des conseils légaux aux manifestants et aux personnes
détenues », explique Vera. Elle travaille également ces derniers jours
à fournir des invitations rédigées par des entreprises turques aux hommes
souhaitant quitter la Russie pour leur permettre de traverser les contrôles
douaniers dans de bonnes conditions : « L’un d’entre eux
vient d’arriver hier, il se remet de la panique qu’il a éprouvée. »
Les frontières terrestres avec la Géorgie et le Kazakhstan, comme les
avions à destination de l’Arménie, de la Serbie ou de la Turquie, sont le
théâtre d’un sauve-qui-peut qui pourrait s’intensifier à l’avenir.
Evgeny, lui, avait pris ses
précautions. Ce trentenaire originaire de Saint-Pétersbourg a quitté la Russie
il y a plusieurs mois avec son épouse et les enfants de celle-ci. « Je
m’inquiétais de l’évolution de la situation et du totalitarisme grandissant du
pouvoir. En 2021, j’avais demandé un passeport, au cas où je devrais quitter le
pays dans l’urgence », se souvient ce graphiste.
Plusieurs de ses proches aimeraient
les rejoindre en Turquie. « Mais ce n’est pas facile avec le prix
des tickets, les avions complets, et tout le monde ne peut pas travailler à
distance. D’autres, comme ma mère, doivent s’occuper de leurs parents
âgés. » S’ils sont tous contents d’avoir pu s’installer en
Turquie, ils considèrent leur présence comme temporaire et espèrent pouvoir
bénéficier d’un visa humanitaire pour rejoindre l’Europe. À défaut, d’autres
songent à partir en Asie.
L’espoir d’un
visa pour l’Europe
Certains pays nordiques et les pays
Baltes n’ont pas caché leur hostilité à l’accueil de citoyens russes fuyant la
conscription obligatoire. « Ce n’est pas le rôle de la Lituanie ni
des autres États de sauver les citoyens russes de la mobilisation », a
ainsi déclaré la première ministre lituanienne, Ingrida Simonyte, estimant
qu’ils auraient dû manifester plus tôt et plus ouvertement leur opposition à la
guerre ou qu’ils doivent rester dans leurs pays pour, hypothèse peu probable, y
renverser leur dirigeant. « Nous ne sommes pas les seuls à avoir
encouragé Poutine par notre passivité, les Européens aussi ont eu peur de lui,
comme nous, et l’ont laissé se croire tout permis », se défend Evgeny.
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24 mars 2022Lire plus tard
Poursuivant son fragile jeu
d’équilibrisme géopolitique, le président turc Recep Tayyip Erdoğan était
rentré de sa visite du mois d’août en Russie en annonçant l’intégration
de Mir, système russe de
paiement par carte bancaire aux grandes banques du pays, afin de simplifier la
vie des touristes russes et les échanges commerciaux entre les deux pays. Mais
à la suite d’une nouvelle vague de sanctions américaines, deux grandes banques
privées turques ont annoncé qu’elles s’en retiraient. Elles pourraient être
suivies par les établissements bancaires publics, inquiets de possibles
rétorsions américaines.
« Cela devient compliqué de
retirer de l’argent ou d’ouvrir un compte », s’inquiète Evgeny, qui n’imagine pas retourner en Russie, pas plus que
les autres exilés qui tentent de noyer leur anxiété dans l’eau turquoise. «
Cette guerre a bouleversé nos vies, mais les véritables victimes sont les
Ukrainiens qui sont sous les bombes et qui ne quittent jamais nos
pensées », tient à souligner Vera.
Raphaël Boukandoura
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