Mazarine Pingeot
Ce mortel ennui qui me vient, devant la victoire d’extrémistes de
la médiocrité au nom de « l’éthique », discréditant les combats
féministes : ceux qui luttent pour l’égalité des droits, l’égalité des
chances, avec à l’horizon une véritable révolution anthropologique. Combats
politiques et non moraux !
Aujourd’hui, les femmes sont assez puissantes pour mener ce
combat politique, pourquoi s’en tiendraient-elles à occuper la seule place du
ressentiment et de la vengeance, de la délation et de la vindicte ? Est-ce
cela, la place naturelle de la femme ?
Ce mortel ennui qui me vient, devant une certaine jeunesse sans
désir mais pleine de colère, ces jeunes femmes mieux loties que leurs mères et
leurs grands-mères, qui ont mené la lutte pour elles, déblayé le terrain pour
leur laisser en héritage de continuer le combat : les unes se sentent
insultées quand un homme, de sa violence ancestrale, ose un compliment – et
c’est comme une gifle en plein visage, certaines appellent ça un viol, au mépris
de celles qui en ont vraiment été victimes ; les autres se déguisent en
putes pour imiter les danseuses des clips de rap qui vantent l’argent facile et
l’amour monnayable.
Elles ne se connaissent pas, elles cohabitent. Il y a les
pauvres, celles qui pensent que cacher un bifton dans leur string est le comble
de la classe ; il y a les riches, les pourvues socialement et
culturellement, qui identifient tout acte évoquant leur corps sacré comme un
viol – réveil la nuit, manifestation du désir, expression du vivant.
Ce mortel ennui, devant les générations à venir, qui en seront
réduites à des relations tarifées ou contractuelles. Devant les enivrés de
haine, qui ne considèrent pas l’intelligence comme un atout et ont décidé plus
que de s’en passer, de la piétiner systématiquement.
Qu’est-ce qu’une morale
adossée à la haine ?
Devant le règne de la bêtise, du mimétisme, de la libération des
pulsions de haine, et, pire que tout, de l’exaltation narcissique de croire
appartenir à la morale, s’en revendiquer, en être le bras armé. Mais qu’est-ce
qu’une morale adossée à la haine ?
Ce mortel ennui devant ce qui était l’arme des révolutionnaires
– l’indignation – devenue la monnaie courante de tous les frustrés de la terre,
des médiocres, de ceux qui veulent exister mais n’ont d’autres moyens que de
vomir des insultes, de confondre les plans, l’opinion, la justice, la rumeur,
les faits, d’invoquer un nouvel ordre moral au lieu de faire de la politique.
Ce mortel ennui devant ces combattants des réseaux, qui prennent
le risque suprême de descendre dans la rue masqués – le Covid-19 aura au moins
fourbi les armes de la lâcheté – pour hurler des approximations et des
contresens, avec le but avoué de détruire psychiquement et socialement des
cibles qui sont toutes masculines, blanches et d’un certain âge, n’importe qui
fera l’affaire. L’homme blanc occidental a exploité tant de monde, de cultures,
et même la nature. L’homme blanc n’est pas un concept, puisqu’il est incarné
par tous les hommes blancs, indistinctement. Le concept n’a plus lieu d’être,
le symbolique est déchiré, anéanti, il n’y a plus de commun, pour ne pas dire
d’universel, ce gros mot honni par les partisans identitaires.
Ce mortel ennui devant ces gens fiers d’eux, sûrs de leur bon
droit, et qui crient. Crient pour tout, contre tout, enfonçant des portes
ouvertes.
Devant les contempteurs de la domination masculine, blanche et
occidentale, qui ont comme seul projet de renverser la domination, non pour un
monde plus égal et construit sur un autre paradigme, mais bien pour substituer
une domination à une autre.
Et l’art, dans tout
ça ?
Ce mortel ennui devant l’orgasmique onanisme d’une colère
pseudoféministe, quand des femmes sont encore excisées, quand des femmes sont
encore lapidées, quand des femmes sont exploitées, quand des femmes gagnent
moins bien leur vie que les hommes, se battent sur tous les fronts… Il faut
respecter les différences culturelles, diront les nouveaux révolutionnaires, et
reconstruire des murs. On se régale d’avance à la perspective de la convergence
des luttes qui, à ce compte, ne peut aboutir qu’à de nouvelles frontières.
Ennui mortel devant l’inconséquence des nouveaux maccarthystes.
Et que deviendra l’art, dans tout ça ? Des livrets de vertu
qu’on distribuera au seuil des nouvelles églises ? Des éditoriaux pleins
de bons sentiments mâtinés de haine rance de vieilles filles ? Des
imprécations béni-oui-oui de néoromantiques exaltés par les combats sur
Facebook ? Des œuvres théâtrales où l’on dira le catéchisme, le mal contre
le bien, dont on voit vite les incarnations ? Des tableaux respectant la
parité, homme, femme, Noir, Blanc, vieux, jeunes, handicapés, dans des champs
de blé bio et des plants de tomates en permaculture ?
Mortel ennui. Et où mettra-t-on donc les déviants ? Car ils
risquent de devenir très nombreux. Si la police des mœurs s’exerce comme
l’appellent de leurs vœux les nouveaux parangons de vertu. Reste l’autocensure,
l’intériorisation de l’interdit. Un nouveau vocabulaire est à disposition,
et, pour les écrivains, on pourra toujours fournir un dictionnaire officiel des
mots acceptables. La morale a aussi son mot à dire sur la culture. Dieu merci,
morale et culture sont des substantifs féminins…
Avant même de mourir du réchauffement climatique, nous risquons
de mourir d’ennui. Car nous avons prévenu nos enfants qu’ils auraient à se
battre pour sauvegarder la planète. Mais leur avons-nous glissé qu’ils auraient
aussi à affronter le mortel ennui qui s’abat sous le drapeau brandi d’une
morale de la haine ? L’idée même de combat politique risque d’y succomber.
Mazarine Pingeot est agrégée de philosophie et autrice. Elle a notamment
écrit « La Dictature de la transparence » (Robert Laffont, 2016) et
« Se taire » (Julliard, 2019).
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