Le Brésil de Bolsonaro : «Avec l’extrême droite au pouvoir, la haine et la violence étaient trop fortes pour que j’y reste»
Marcia Tiburi, réfugiée politique brésilienne désormais installée à Toulouse le 22 septembre 2022. (Ulrich Lebeuf/Myop pour Liberation)
par Julien LecotSes derniers mois passés au Brésil, Larissa Bombardi les décrit comme «un cauchemar». Géographe et professeure au sein de la prestigieuse université de São Paulo, elle publie fin 2017 un atlas sur l’utilisation des pesticides au Brésil et leurs conséquences pour les consommateurs de l’Union européenne. Un travail conséquent, fruit de plusieurs années de recherche. «J’étais probablement naïve, mais comme je n’ai utilisé que des données publiques et officielles, je ne pensais pas que mes recherches me causeraient des problèmes», souffle-t-elle aujourd’hui, jointe par téléphone.
Lorsque son travail est traduit en anglais mi-2019 et diffusé en Europe, Larissa Bombardi gagne en renommée et les premières menaces se font sentir. Après des apparitions dans les médias, elle reçoit par mail des intimidations de personnes assurant travailler dans l’industrie des pesticides. Ces menaces s’intensifient quand le patron d’une chaîne de supermarchés suédoise appelle au boycott des produits agricoles brésiliens en raison de l’usage massif des pesticides, au point que son université propose de la mettre sous protection sur son lieu de travail. En parallèle, ses recherches sont dénigrées par des personnalités influentes de l’agrobusiness et on lui apprend qu’elle est surveillée de près par le ministère de l’Agriculture. Durant l’été 2020, son domicile est cambriolé par trois hommes alors qu’elle s’y trouve avec sa mère. Les deux femmes sont enfermées dans la salle de bains et menacées de mort. Les voleurs ne partent qu’avec un vieil ordinateur contenant les travaux de la chercheuse, et le véhicule familial qu’ils abandonnent quelques centaines de mètres plus loin.
«C’est impossible de savoir si c’était une simple coïncidence, ou si on cherchait à s’en prendre directement à mes recherches, à me faire peur, retrace Larissa Bombardi. Mais après ça, tout est devenu extrêmement compliqué, j’avais peur pour mes enfants, je me réveillais en sursaut en pleine nuit. Tout ce que je voulais, c’était partir.» En avril 2021, après des mois de démarches compliquées par la pandémie, elle trouve finalement refuge en Belgique. «Ça a été une délivrance, dit-elle aujourd’hui. Le secteur des agrotoxiques a toujours été puissant et dangereux au Brésil. Mais depuis l’arrivée de Bolsonaro, nous avons atteint des niveaux de violence vis-à-vis des leaders des mouvements sociaux, des indigènes et des chercheurs que nous n’avions jamais vus. Nous sommes devenus des ennemis publics.»
Insultes, appels au viol ou menaces de mort
Le cas de Larissa Bombardi n’est pas isolé. Ces dernières années, plusieurs Brésiliens ont été contraints à l’exil car ils se sentaient en danger dans leur propre pays. Le discours et la politique de Jair Bolsonaro n’y sont pas pour rien, lui qui s’en est maintes fois pris verbalement à la gauche, et globalement à tous activistes et progressistes. Lors de la campagne de 2018, il promettait ainsi d’envoyer «à l’étranger» ou «en prison» les «rouges» : «Ils seront bannis de notre patrie. Il s’agira d’un nettoyage comme jamais le Brésil n’en a connu dans son histoire.» Un discours suivi d’effets.
«Bolsonaro a réussi à mettre en place une sorte de terreur à l’échelle de la société brésilienne, qui avait néanmoins commencé quelques années avant qu’il arrive au pouvoir», dénonce Marcia Tiburi, professeure, autrice et philosophe, qui a fui le Brésil fin 2018 et vit désormais en France. Durant ses dernières années passées dans son pays natal, la quinquagénaire recevait des menaces quotidiennes. Ces pressions ont commencé dès 2015, quand elle a publié un livre intitulé Como falar com um fascista («Comment parler à un fasciste»). «Puis elles sont devenues systématiques et organisées» à mesure que le Brésil se rapprochait des élections de 2018, durant lesquelles Marcia Tiburi était candidate pour le Parti des travailleurs (gauche) au poste de gouverneur de l’Etat de Rio. Sur les réseaux sociaux, les insultes, appels au viol ou menaces de mort deviennent légion. Dans la rue, Marcia Tiburi est obligée de se déplacer accompagnée de gardes du corps. Un jour elle retrouve même son domicile saccagé.
«Très solitaire et recluse»
Après avoir échoué à conquérir Rio et avoir vu Jair Bolsonaro remporter la présidentielle, la philosophe quitte le Brésil. Avec le médiatique député carioca Jean Wyllys, elle est une des premières à s’exiler. Après un passage aux Etats-Unis, elle atterrit à Paris où elle obtient un soutien du programme Pause qui aide les chercheurs et artistes contraints à l’exil. Même à des milliers de kilomètres de chez elle, les menaces continuent. Et si elles diminuent dans un premier temps, elles reprennent de plus belle en 2022. «Ici aussi, j’en reçois presque tous les jours», raconte celle qui dit vivre de manière «très solitaire et recluse» et évite dans la capitale «certains lieux où il pourrait y avoir des bolsonaristes».
Depuis le 1er août et le lancement officiel de la campagne présidentielle, les ONG Justiça Global et Terra de direitos décomptent en moyenne deux épisodes de violence au Brésil par jour envers des élus, candidats ou d’autres personnes exerçant ou ayant exercé des fonctions liées à la politique. Ces violences visent «davantage de partis de gauche ou de centre gauche, ou des élus engagés dans la défense des droits humains, de la communauté LGBT ou de la lutte antiraciste», soulignaient les organisations début octobre, et pointant un nombre d’épisodes violents multiplié par cinq par rapport à 2018.
Larissa Bombardi, chez elle à Bruxelles le 22 octobre 2022 (Sébastien Van Malleghem/Libération)
«Défendre les droits de l’homme est devenu un crime»
«Quand un président fait des déclarations racistes, homophobes, xénophobes et appelle à la haine, cela crée forcément un environnement où d’autres personnes se sentent en droit de faire la même chose que lui», analyse Marina Oliveira, militante pour les droits des communautés touchées par la rupture du barrage de Brumadinho en 2019, catastrophe qui a coûté la vie à au moins 259 personnes. En France depuis cet été, elle a dû quitter temporairement le Brésil pour fuir les menaces qu’elle recevait : «Je défends pourtant des droits basiques comme l’accès à un logement, à du travail ou à de l’eau pour ces communautés. Mais le Brésil est aujourd’hui tellement polarisé que pour une partie de la population, défendre les droits de l’homme est presque devenu un crime.»
«J’aime mon pays et ça me brise le cœur d’en rester éloignée. Avec l’extrême droite au pouvoir, la haine, l’intolérance et la violence étaient trop fortes pour que j’y reste, témoigne pour sa part Wedja, psychologue de 48 ans qui a rejoint Orléans avec sa femme, fin 2018. Les homophobes ont toujours existé, mais grâce à Bolsonaro, ils se sentent désormais légitimes de dire ce qu’ils pensent, de nous insulter. Avant de partir, j’ai commencé à recevoir des messages d’un voisin qui nous provoquait, disait défendre “la famille” et que pour lui deux femmes ne pouvaient pas être ensemble. Jamais il n’aurait eu le courage de dire ça avant.»
Depuis l’élection de Jair Bolsonaro, le nombre de Brésiliens partant s’installer à l’étranger – qui était déjà en forte augmentation depuis 2016 –, s’est envolé. Fin 2018, ils étaient 3,6 millions à vivre en dehors du Brésil. En 2021, d’après le ministère des Affaires étrangères, ce nombre était monté à 4,4 millions, soit une hausse de 23 % en trois ans, et ce malgré une pandémie mondiale et les fermetures et blocages de visa qu’elle a engendrés. Ces chiffres sont par ailleurs très sous-estimés, ne prenant en compte que l’émigration légale.
Les fonds alloués au social ont fondu ces dernières années
Fort heureusement, tous ces Brésiliennes et Brésiliens ne sont pas partis en raison des menaces qu’ils recevaient. Mais la présidence d’un homme critique des institutions, qui attise la haine et s’en prend frontalement au savoir et aux universités, a joué dans la décision de nombre d’entre eux de passer une partie de leur vie à l’étranger. «Je rêve d’être chercheur, de faire carrière dans les sciences politiques, raconte Caio, 25 ans, qui étudie à Nanterre (Hauts-de-Seine) depuis un an. C’est probablement l’un des secteurs que Bolsonaro a le plus attaqués, ça fait clairement partie des raisons qui m’ont poussé à partir. Depuis son arrivée au pouvoir, il fait tout pour s’en prendre à l’éducation, aux sciences humaines et sociales. Il coupe dans les budgets, réduit le nombre de bourses pour les chercheurs et incite les étudiants à filmer les profs qui transmettraient une “idéologie de gauche” durant leurs cours alors qu’ils ne font qu’enseigner des choses factuelles et historiques comme la dictature militaire.»
Marié à une Française installée au Brésil depuis plus d’une décennie, Luciano, 45 ans, explique aussi que le climat politique dans son pays l’a poussé à rejoindre Paris. Travaillant un temps pour le ministère de la Culture (que Jair Bolsonaro a tout simplement supprimé), puis comme coordinateur de projets socio-éducatifs, il a vu les fonds alloués au social fondre ces dernières années, tout comme les aides aux plus pauvres : «Six ans après le “coup d’Etat” contre Dilma Rousseff, ils ont réussi à tout détruire et à faire de nouveau sombrer 30 millions de Brésiliens dans l’extrême pauvreté. Malgré les déclarations polémiques de Jair Bolsonaro, près de la moitié de la population le soutient encore. Au moment de décider de partir, je me suis dit : “Est-ce que je veux que mes enfants, qui ont 3 et 5 ans, soient élevés dans un tel contexte, avec un nombre croissant de personnes aux idées extrêmes, racistes et homophobes ?”»
«J’ai honte d’être brésilienne»
Pour beaucoup, la gestion catastrophique de la pandémie a été l’élément déclencheur. La goutte de trop pour ce pays qu’ils ont vu dépérir. Alors que les gouvernements du monde entier appelaient leur population à s’isoler pour se protéger et se lancer dans une course effrénée à l’achat de masques puis de vaccin, Jair Bolsonaro restait dans le déni. Pour lui, le Covid-19 n’a jamais été plus qu’une «petite grippe» ne nécessitant pas la moindre restriction sanitaire. «Des centaines de milliers de personnes sont mortes par sa faute. Au Brésil, on a une relation presque charnelle avec notre pays. Beaucoup de choses me manquent : notre culture, la musique, la chaleur… Mais aujourd’hui, à cause de lui, j’ai honte d’être brésilienne», dénonce Renata, psychanalyste de 42 ans arrivée en France en 2019.
Pour tous les expatriés, à l’approche du second tour de l’élection, la question du retour se pose. Que faire si Lula revient au pouvoir ? «Ma place et ma vie seront toujours au Brésil, c’est là-bas que je me sens utile, tranche Marina Oliveira. Mais Bolsonaro a détruit tellement de choses, son idéologie s’est implantée dans la société… Il faudra beaucoup de travail à Lula pour changer tout ça.» Et si l’extrême droite se maintient au pouvoir ? «Dans ce cas, aucun retour n’est envisageable, juge Caio. Une réélection donnerait une sorte de carte blanche à Bolsonaro pour continuer ses actions autoritaires et ses persécutions de toute personne qui ne penserait pas comme lui. S’il est réélu, je ferai tout mon possible pour ne jamais revenir.»
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