terça-feira, 31 de dezembro de 2024

LA TENTATIVE DE COUP D´´ETAT

 LE MONDE

Brésil : les dessous de la tentative de coup dEtat de Jair Bolsonaro en 2022


 

Par Bruno Meyerfeld (So Paulo, correspondant)

Publié le 27 décembre 2024 

 

Une enquête de la police fédérale brésilienne dévoile les coulisses dun ahurissant projet de putsch orchestré par lex-président dextrême droite et certains militaires de haut rang pour évincer le vainqueur du scrutin présidentiel, Lula.

 

Ghana : « Je suis en position. » Brésil : « OK. Quelle est la marche à suivre ? » Allemagne : « On attend. » Il est 20 h 45, ce jeudi 15 décembre 2022, à Brasilia. Le soleil est couché, lorage menace. Dans cette capitale à larchitecture futuriste, à quelques jours des vacances d’été, tout est calme et silencieux. Sereine, la cité sassoupit, emplie de parfums boisés de la savane du Cerrado. Mais dans lobscurité, six hommes sont à laffût, dispersés en plusieurs points de la ville. Chacun dispose dun nom de code – « Allemagne », « Argentine », « Autriche », « Brésil », « Ghana » et « Japon » –, dun smartphone enregistré au nom dun tiers, darmes de poing et dexplosifs. Tapis dans lombre, ils attendent le passage dun véhicule. Leur objectif ? Sonner le début dun coup dEtat.

 

En ligne de mire, Alexandre de Moraes, puissant juge au Tribunal suprême fédéral (TSF) et président du Tribunal supérieur électoral (TSE), mais aussi Luiz Inacio Lula da Silva et son colistier Geraldo Alckmin, vainqueurs de la présidentielle doctobre 2022, et qui doivent prendre leurs fonctions quinze jours plus tard, le 1er janvier 2023. Tous ont vocation à être capturés ou assassinés afin que le chef de lEtat sortant, Jair Bolsonaro, se maintienne au pouvoir malgré sa défaite dans les urnes.

 

Vertigineuses et gravissimes, ces révélations sont issues dun rapport de la police fédérale brésilienne dévoilé le 26 novembre. Celui-ci fait la lumière sur un projet de putsch orchestré en 2022 au plus haut sommet de lEtat, et qui a manqué de peu daboutir. Le Monde a consulté les 884 pages de ce document explosif, qui relate cette période où lhistoire du Brésil a failli basculer.

Dimanche 30 octobre 2022, 20 heures. Le verdict des urnes est tombé, donnant Lula vainqueur du scrutin présidentiel, avec 50,9 % des voix face à Jair Bolsonaro. Des foules parées de rouge envahissent les rues du pays. Après quatre années ubuesques au pouvoir, le dirigeant dextrême droite Bolsonaro est muet de rage. Il ne sexprimera pas de la soirée.

Pour lui, la défaite na jamais été une option. « Jai trois solutions alternatives pour lavenir : la prison, la mort ou la victoire », répète-t-il à ses fidèles. Dépité, il senferme dans le palais de lAurore, la résidence présidentielle, à Brasilia, un bâtiment de marbre et de verre où il ne sest jamais senti à laise, lui, linsomniaque fébrile, habitué à dormir un revolver posé sur sa table de chevet.

Culte de la révolution de 1964

Mais Jair Bolsonaro reprend vite espoir. Car ses troupes ne lont pas lâché. Dans tout le pays, des manifestants parés du maillot jaune de l’équipe nationale de football prennent et édifient des campements face aux installations de larmée. A grands cris, ils exigent une « intervention fédérale ». Comprendre : un coup de force des militaires pour faire annuler le scrutin.

Bolsonaro le sait, au sein de la troupe, une majorité dofficiers vit encore dans le culte de la révolution de 1964, le putsch des militaires, qui inaugura une dictature jusquen 1985. Au fil de son mandat, lancien capitaine de réserve a su resserrer son étreinte sur une institution quil ose appeler en public « mon armée ».

Dans les casernes, les esprits s’échauffent, les portables avec. « Le peuple est dans la rue, on a un appui massif. Dici peu, on va entrer en guerre civile, parce que ce mec [Lula] va détruire larmée, il va tout détruire ! », salarme, sur WhatsApp, Roberto Criscuoli, un colonel dextrême droite bien introduit au sein du pouvoir. « La démocratie, cest de la merde (), faut y aller maintenant », lance-t-il, le 4 novembre 2022. Ce message est adressé à un homme influent : Mario Fernandes, ancien général de brigade, la soixantaine, alors numéro deux du secrétariat général de la présidence. Lui comme le colonel Criscuoli sont des anciens kids pretos (« gamins en noir »), les commandos des forces spéciales de larmée, reconnaissables à leurs cagoules sombres. Un corps d’élite, brutal, surentraîné et efficace.

Officiellement, la transition a débuté. Mais en coulisse, la contre-offensive est lancée. Dans son palais, Bolsonaro consulte et reçoit. Le lieutenant-colonel Mauro Cid, 43 ans à l’époque, ex- « gamin en noir », aide de camp et intime du président, est chargé de coordonner ces entrevues. Parmi les visiteurs figurent de nombreux militaires, tel le général Estevam Cals Theophilo, à la tête de lorgane responsable de la coordination des unités de larmée. Le président accueille aussi des juristes, comme Amauri Feres Saad, du prestigieux cabinet davocats Siqueira Castro. Des fidèles, tels que son conseiller international, Filipe Martins, un suprémaciste blanc proche des trumpistes. Et même un religieux, le père José Eduardo de Oliveira e Silva, du diocèse dOsasco, près de Sao Paulo, pourfendeur de lavortement et de la musique pop.

« Poignard vert et jaune »

Tous sont favorables à une rupture constitutionnelle. Mais comment la justifier ? Par un état de siège ou de défense ? Un régime militaire ou de nouvelles élections ? Au sommet, on penche pour un usage de larticle 142 de la Constitution, qui, selon lextrême droite, autoriserait les forces armées à intervenir sur ordre du président pour assurer la « garantie des pouvoirs constitutionnels ». Mais certains, à limage du général Fernandes, tiennent une ligne plus radicale. Ce dernier rêve dun combat final contre les « communistes ».

Le général sempresse de mettre ses idées sur papier. Le 9 novembre, à 17 h 09, il imprime un document de trois pages depuis ses propres bureaux de la présidence. Dans la foulée, à 17 h 48, il fait son entrée au palais de lAurore et, selon la police, présente son projet à Bolsonaro. Baptisé « Poignard vert et jaune », ce plan ahurissant et très détaillé prévoit lassassinat du juge Moraes, garant des élections, mais aussi de Lula et de Geraldo Alckmin. Il nécessite des fusils, des pistolets, une mitrailleuse, un lance-grenade et un lance-missile.

Concernant Lula, alors âgé de 77 ans, le général propose un empoisonnement lors dun événement officiel grâce à un médicament ou une substance qui provoquerait l’« effondrement organique ». Le « temps idéal » pour mener lopération est estimé à huit heures, son coût sera par la suite fixé à 100 000 reais (environ 15 000 euros). Une date est arrêtée pour déclencher les hostilité: le 12 décembre 2022.

Bolsonaro paraît séduit. Une heure plus tard, Mario Fernandes quitte le palais de lAurore et met en branle son plan. Le 12 novembre, des kids pretos favorables au coup dEtat se réunissent dans les appartements privés du général Walter Braga Netto, ex-ministre de la défense et colistier de Bolsonaro à la présidentielle de 2022. Dans les jours suivants, il transmet aux putschistes une partie de largent nécessaire à lopération, offert par des alliés de lagronégoce, en espèces, dissimulé dans un vulgaire sac à bouteille de vin. Tous sont certains de lemporter, si sûrs de leur impunité…

Reste à convaincre le haut commandement de larmée. A sa tête se trouve un triumvirat composé du lieutenant-brigadier Carlos de Almeida Baptista Junior à laéronautique, de lamiral Almir Garnier Santos à la marine et, surtout, du général Marco Antônio Freire Gomes à la force terrestre. Trois sexagénaires conservateurs sans lesquels aucun putsch nest possible.

Rodomontades

Le 7 décembre, le trio est convoqué au palais de lAurore, en compagnie du ministre de la défense, le général Paulo Sérgio Nogueira. Jair Bolsonaro expose sa stratégie comportant état de siège, arrestation du juge Moraes et organisation dun nouveau scrutin. Lamiral Santos est enthousiaste, mais les deux autres militaires sont réticents. Depuis Washington, Joe Biden a prévenu quil ne tolérerait aucune contestation des élections. Mieux vaut éviter lescalade

Jair Bolsonaro est furieux. Lui, le petit capitaine, ne compte pas sincliner devant ces arrogants généraux. En ligne, une armée de trolls déverse un torrent dinsultes contre le général Freire Gomes. « Nous vaincrons ! », lance le président face à des partisans, réunis devant le palais de lAurore le 9 décembre. « Parmi mes fonctions constitutionnelles figure celle de chef suprême des forces armées », menace-t-il.

Mais ces rodomontades nimpressionnent pas les haut gradés. Le 14 décembre, en fin de matinée, le ministre de la défense, Nogueira, propose aux trois commandants la création dune « commission de régularité électorale », chargée de vérifier le scrutin, dirigée par des militaires. Mais rien ny fait. Le ton monte. Le général Freire Gomes avertit : il nhésitera pas à jeter Bolsonaro en prison en cas de putsch. Trop tard, lopération « Poignard vert et jaune » est délancée. Depuis des semaines, les hommes du général Fernandes traquent les déplacements des cibles à abattre. Ils bénéficient dinformations confidentielles, dont celles transmises par un policier fédéral, Wladimir Soares, chargé de la protection de Lula.

Prévu pour le 12, le plan est mis à exécution le 15 décembre. Cette nuit-là, six hommes, sans doute des kids pretos, prennent position dans les rues de Brasilia. A 20 h 33, sur WhatsApp, « Brésil » dit se trouver sur le parking du Gibao Carne de Sol, un restaurant spécialisé dans la cuisine du Nordeste, situé à proximité du domicile du juge Moraes, alors en session au TSF. Le putsch peut commencer.

« Il ne va rien se passer »

Mais à 20 h 53, brutalement, la situation se renverse. Le commando communique sur lapplication Signal. Dans la foulée, « Allemagne » partage sur WhatsApp un article du site dinformation Metropoles, selon lequel le TSF vient de reporter sa session du soir, autrement dit lemploi du temps de la cible a changé. A 20 h 59, « Allemagne » sadresse au groupe : « Avorter… Autriche, reviens au lieu de départ. Ghana… procède à l’évacuation avec Japon. »

Le report de la session du TSF a-t-il modifié le parcours du véhicule du juge Moraes ? « Allemagne », qui paraît être le meneur, a-t-il reçu un contre-ordre au sommet ? A ce stade, nul ne le sait. Mais une chose est certaine : le coup dEtat tant espéré naura pas lieu. « Il ne va rien se passer », admet en privé Mauro Cid dans les jours suivants. Sur WhatsApp, des soldats laissent éclater leur colère. « Nos chefs [du haut commandement] ont été formés dans une école de prostitués. Ils choisissent leurs intéts personnels au détriment du peuple ! », enrage le lieutenant-colonel Sérgio Cavaliere, dans un message audio envoyé le 20 décembre à un autre officier.

Jair Bolsonaro a abandonné la partie. Ses partisans, qui campent devant les casernes, sont laissés à leur sort. Le président sortant prend la fuite. Le 30 décembre, il senvole vers la Floride. La suite est connue : linvestiture radieuse de Lula le 1er janvier 2023, suivie, le 8 janvier, du saccage des institutions de la capitale par des milliers de militants dextrême droite, sous l’œil complice de la police et dune partie de larmée. Au final, il y eut beaucoup de bruit, de fureur et de verre brisé, mais le Brésil a évité le pire. Mieux : limpunité de larmée, vieil héritage de la dictature, a volé en éclats.

Le 21 novembre, la police fédérale a recommandé linculpation de 37 hommes dont 24 militaires, accusés davoir planifié le coup dEtat. Dans le lot se trouvent les conspirateurs évoqués dans cet article, et, surtout, Jair Bolsonaro en personne. Selon le rapport, sa participation au putsch fut « directe et effective ». Il risque jusqu’à vingt-huit ans de prison.

 

Bruno Meyerfeld

Sao Paulo, correspondant