LE MONDE
Brésil : les dessous de la tentative de coup d’Etat de Jair Bolsonaro en 2022
Par Bruno Meyerfeld (So Paulo, correspondant)
Publié le 27 décembre 2024
Une
enquête de la police fédérale
brésilienne dévoile les coulisses d’un
ahurissant projet de putsch orchestré par l’ex-président
d’extrême
droite et certains militaires de haut rang pour évincer le vainqueur du scrutin
présidentiel, Lula.
Ghana : « Je
suis en position. » Brésil : « OK.
Quelle est la marche à suivre ? » Allemagne : « On
attend. » Il
est 20 h 45,
ce jeudi 15 décembre 2022, à Brasilia.
Le soleil est couché, l’orage
menace. Dans cette capitale à l’architecture
futuriste, à quelques
jours des vacances d’été, tout
est calme et silencieux. Sereine, la cité s’assoupit,
emplie de parfums boisés de la savane du Cerrado. Mais dans l’obscurité,
six hommes sont à l’affût,
dispersés en plusieurs points de la ville. Chacun
dispose d’un
nom de code – « Allemagne », « Argentine », « Autriche », « Brésil », « Ghana »
et « Japon »
–, d’un
smartphone enregistré au nom d’un tiers,
d’armes
de poing et d’explosifs.
Tapis dans l’ombre,
ils attendent le passage d’un véhicule.
Leur objectif ? Sonner
le début d’un coup d’Etat.
En
ligne de mire, Alexandre de Moraes, puissant juge au Tribunal suprême
fédéral
(TSF) et président du Tribunal supérieur électoral (TSE), mais aussi Luiz
Inacio Lula da Silva et son colistier Geraldo Alckmin, vainqueurs de la
présidentielle d’octobre 2022,
et qui doivent prendre leurs fonctions quinze jours plus tard, le 1er janvier 2023.
Tous ont vocation à être capturés
ou assassinés afin que le chef de l’Etat
sortant, Jair Bolsonaro, se maintienne au pouvoir malgré sa
défaite dans les urnes.
Vertigineuses et gravissimes, ces révélations sont issues d’un rapport de la police fédérale brésilienne dévoilé le 26 novembre. Celui-ci
fait la lumière sur un projet de putsch orchestré en 2022 au plus haut
sommet de l’Etat, et qui a manqué de peu d’aboutir. Le Monde a consulté les 884 pages de ce
document explosif, qui relate cette période où l’histoire du Brésil a failli basculer.
Dimanche 30 octobre 2022, 20 heures. Le verdict des urnes est tombé,
donnant Lula vainqueur du scrutin présidentiel, avec 50,9 % des voix face à Jair Bolsonaro. Des foules
parées de rouge envahissent les rues du pays. Après quatre
années ubuesques au pouvoir, le dirigeant d’extrême droite Bolsonaro
est muet de rage. Il ne s’exprimera
pas de la soirée.
Pour lui, la défaite n’a jamais été une option. « J’ai trois solutions alternatives pour l’avenir : la
prison, la mort ou la victoire », répète-t-il à ses fidèles. Dépité, il s’enferme dans le palais de l’Aurore, la
résidence présidentielle, à
Brasilia, un bâtiment de
marbre et de verre où il ne s’est jamais
senti à l’aise, lui, l’insomniaque
fébrile, habitué à dormir un
revolver posé sur sa table de chevet.
Culte de la révolution de 1964
Mais Jair Bolsonaro reprend vite espoir.
Car ses troupes ne l’ont pas lâché. Dans tout le
pays, des manifestants parés du maillot jaune de l’équipe nationale de football
prennent et édifient des campements face aux installations de l’armée. A
grands cris, ils exigent une « intervention
fédérale ». Comprendre : un coup de force
des militaires pour faire annuler le scrutin.
Bolsonaro le sait, au sein de la troupe,
une majorité d’officiers vit encore dans le culte de la révolution de
1964, le putsch des militaires, qui inaugura une dictature jusqu’en 1985. Au
fil de son mandat, l’ancien
capitaine de réserve a su resserrer son étreinte sur une institution qu’il ose appeler en public « mon armée ».
Dans les casernes, les esprits
s’échauffent, les portables avec. « Le peuple est dans la rue, on a un appui massif. D’ici peu, on va entrer en guerre civile, parce que ce mec
[Lula] va détruire l’armée, il va tout
détruire ! », s’alarme, sur
WhatsApp, Roberto Criscuoli, un colonel d’extrême droite bien
introduit au sein du pouvoir. « La démocratie, c’est de la
merde (…), faut y
aller maintenant »,
lance-t-il, le 4 novembre 2022. Ce message
est adressé à un homme influent : Mario Fernandes, ancien général de brigade, la soixantaine, alors
numéro deux du
secrétariat général de la présidence.
Lui comme le colonel Criscuoli sont des anciens kids pretos (« gamins en noir »), les commandos
des forces spéciales de l’armée, reconnaissables
à leurs cagoules
sombres. Un corps d’élite, brutal, surentraîné et efficace.
Officiellement, la transition a débuté. Mais en
coulisse, la contre-offensive est lancée. Dans son palais, Bolsonaro consulte
et reçoit. Le
lieutenant-colonel Mauro Cid, 43 ans à
l’époque, ex- « gamin en
noir », aide de
camp et intime du président, est chargé de coordonner ces entrevues. Parmi les
visiteurs figurent de nombreux militaires, tel le général Estevam Cals
Theophilo, à la tête de l’organe responsable de la coordination des unités
de l’armée. Le président accueille aussi des juristes, comme
Amauri Feres Saad, du prestigieux cabinet d’avocats
Siqueira Castro. Des fidèles, tels que son conseiller
international, Filipe Martins, un suprémaciste blanc proche des trumpistes. Et
même un religieux, le
père José Eduardo de Oliveira e Silva, du
diocèse d’Osasco, près de Sao Paulo, pourfendeur de l’avortement et de la musique pop.
« Poignard vert et jaune »
Tous sont favorables à une rupture constitutionnelle.
Mais comment la justifier ? Par un
état de siège ou de défense ? Un régime militaire ou de nouvelles élections ? Au sommet, on
penche pour un usage de l’article 142 de la Constitution,
qui, selon l’extrême droite, autoriserait les forces armées à intervenir sur ordre du
président pour assurer la « garantie
des pouvoirs constitutionnels ». Mais
certains, à l’image du général Fernandes, tiennent une ligne plus radicale. Ce dernier rêve d’un combat
final contre les « communistes ».
Le général
s’empresse de mettre ses idées sur papier.
Le 9 novembre, à 17 h 09, il imprime un
document de trois pages depuis ses propres bureaux de la présidence. Dans la
foulée, à 17 h 48, il fait
son entrée au palais de l’Aurore et,
selon la police, présente son projet à Bolsonaro. Baptisé « Poignard vert et jaune », ce plan
ahurissant et très détaillé prévoit l’assassinat
du juge Moraes, garant des élections, mais aussi de Lula et de Geraldo Alckmin.
Il nécessite des fusils, des pistolets, une mitrailleuse, un lance-grenade et
un lance-missile.
Concernant Lula, alors âgé de 77 ans, le général propose un empoisonnement lors d’un événement officiel grâce à un médicament ou
une substance qui
provoquerait l’« effondrement organique ». Le « temps idéal » pour mener l’opération est estimé à huit heures, son coût
sera par la suite fixé à 100 000 reais
(environ 15 000 euros). Une
date est arrêtée pour
déclencher les hostilités : le 12 décembre 2022.
Bolsonaro paraît séduit. Une heure
plus tard, Mario Fernandes quitte le palais de l’Aurore et
met en branle son plan. Le 12 novembre,
des kids pretos favorables au coup d’Etat se
réunissent dans les appartements privés du général Walter Braga Netto, ex-ministre de la défense et
colistier de Bolsonaro à la présidentielle
de 2022. Dans les jours suivants, il transmet aux putschistes une partie de l’argent nécessaire à l’opération, offert par des alliés
de l’agronégoce, en espèces, dissimulé dans un
vulgaire sac à bouteille
de vin. Tous sont certains de l’emporter,
si sûrs de leur impunité…
Reste à convaincre le haut commandement de l’armée. A sa tête se trouve un
triumvirat composé du
lieutenant-brigadier Carlos de Almeida Baptista Junior à l’aéronautique, de l’amiral
Almir Garnier Santos à la marine
et, surtout, du général Marco
Antônio Freire Gomes à la force terrestre. Trois
sexagénaires conservateurs sans lesquels aucun putsch n’est
possible.
Rodomontades
Le 7 décembre, le trio est convoqué au palais de l’Aurore, en compagnie du ministre de la défense, le général Paulo Sérgio
Nogueira. Jair Bolsonaro expose sa stratégie comportant état de siège,
arrestation du juge Moraes et organisation d’un nouveau
scrutin. L’amiral Santos est enthousiaste, mais les
deux autres militaires sont réticents. Depuis Washington, Joe Biden a prévenu
qu’il ne tolérerait aucune contestation des
élections. Mieux vaut éviter l’escalade…
Jair Bolsonaro est furieux. Lui, le
petit capitaine, ne compte pas s’incliner
devant ces arrogants généraux. En
ligne, une armée de trolls
déverse un torrent d’insultes
contre le général Freire
Gomes. « Nous
vaincrons ! », lance le
président face à des
partisans, réunis devant le palais de l’Aurore le 9 décembre. « Parmi mes fonctions
constitutionnelles figure celle de chef suprême des forces armées », menace-t-il.
Mais ces rodomontades n’impressionnent pas les haut gradés. Le 14 décembre, en fin de
matinée, le ministre de la défense, Nogueira, propose aux trois commandants la
création d’une « commission de régularité électorale », chargée de vérifier le
scrutin, dirigée par des militaires. Mais rien n’y fait. Le
ton monte. Le général Freire
Gomes avertit : il n’hésitera pas
à jeter Bolsonaro en
prison en cas de putsch. Trop tard, l’opération « Poignard vert et
jaune » est déjà
lancée. Depuis des semaines, les hommes du général Fernandes traquent les déplacements
des cibles à abattre.
Ils bénéficient d’informations confidentielles, dont celles transmises par
un policier fédéral,
Wladimir Soares, chargé de la protection de Lula.
Prévu pour le
12, le plan est mis à exécution le
15 décembre.
Cette nuit-là, six
hommes, sans doute des kids pretos, prennent position dans les rues de
Brasilia. A 20 h 33,
sur WhatsApp, « Brésil » dit se
trouver sur le parking du Gibao Carne de Sol, un restaurant spécialisé dans la
cuisine du Nordeste, situé à proximité du domicile du juge Moraes, alors en
session au TSF. Le putsch peut commencer.
« Il ne va rien se passer »
Mais à 20 h 53, brutalement, la situation se
renverse. Le commando communique sur l’application
Signal. Dans la foulée,
« Allemagne » partage sur WhatsApp un article du site
d’information Metropoles, selon lequel le TSF
vient de reporter sa session du soir, autrement dit l’emploi du
temps de la cible a changé.
A 20 h 59, « Allemagne » s’adresse au
groupe :
« Avorter… Autriche, reviens au lieu de départ. Ghana… procède à l’évacuation avec
Japon. »
Le report de la session du TSF a-t-il
modifié le parcours du véhicule du juge Moraes ? « Allemagne », qui paraît être le meneur,
a-t-il reçu un
contre-ordre au sommet ? A ce
stade, nul ne le sait. Mais une chose est certaine : le coup d’Etat tant espéré n’aura pas lieu. « Il ne va rien se passer », admet en privé
Mauro Cid dans les jours suivants. Sur WhatsApp, des soldats laissent éclater
leur colère. « Nos chefs
[du haut commandement] ont été formés dans une
école de prostitués. Ils choisissent leurs intérêts personnels au détriment du
peuple ! », enrage le
lieutenant-colonel Sérgio Cavaliere, dans un message audio envoyé le 20 décembre à un autre officier.
Jair Bolsonaro a abandonné la partie.
Ses partisans, qui campent devant les casernes, sont laissés à leur sort. Le président
sortant prend la fuite. Le 30 décembre, il
s’envole vers la Floride. La suite est
connue : l’investiture radieuse de Lula le 1er janvier 2023, suivie, le 8 janvier, du saccage
des institutions de la capitale par des milliers de militants d’extrême droite,
sous l’œil complice de la police et d’une partie
de l’armée. Au final, il y eut beaucoup de bruit, de fureur et de
verre brisé, mais le Brésil a évité le pire. Mieux : l’impunité de l’armée, vieil
héritage de la dictature, a volé en éclats.
Le 21 novembre, la police
fédérale a recommandé l’inculpation
de 37 hommes dont 24 militaires,
accusés d’avoir planifié le coup d’Etat. Dans le lot se trouvent les conspirateurs évoqués
dans cet article, et, surtout, Jair Bolsonaro en personne. Selon le rapport, sa
participation au putsch fut « directe et
effective ». Il risque
jusqu’à vingt-huit ans de
prison.