domingo, 27 de agosto de 2023

LA MORT DE PRIGOJINE

 Le Monde Afrique

La mort dEvgueni Prigojine ne devrait pas affaiblir le Groupe Wagner en Afrique, où il sest rendu indispensable

La toute dernière apparition vidéo dEvgueni Prigojine, insigne de Wagner sur le treillis et fusil dassaut en bandoulière, a pour décor un paysage sahélien. Dans une ultime bravade, le chef de la société de mercenariat, présumé mort dans le crash de lavion à bord duquel il avait pris place mercredi 23 août, déclare travailler à rendre la Russie « encore plus grande » et lAfrique « encore plus libre ».

La progression spectaculaire de linfluence de la Russie sur le continent africain est sans doute sa plus grande réussite. En Afrique francophone, le Groupe Wagner a su capitaliser sur les erreurs diplomatiques de la France, le rejet de la politique étrangère et des opérations militaires françaises, et, plus largement, sur la frustration sociale accumulée, pour offrir au Kremlin des victoires géopolitiques à moindre coût.

Plusieurs analystes identifient le Mali comme lieu de la dernière vidéo dEvgueni Prigojine. Selon plusieurs sources, il se serait également rendu en Centrafrique quelques jours plus tôt, afin dy visiter les installations de sa société paramilitaire dans le pays. Une tournée africaine pour « sauver son empire et tenter dempêcher la signature dun accord avec le ministère de la défense russe », analyse la chercheuse Lou Osborn, membre de lorganisation All Eyes on Wagner et coautrice du livre Wagner. Enquête au cœur du système Prigojine, à paraître le 15 septembre, aux Editions du Faubourg. « Ecarté dAfrique où il a bâti sa légende, Prigojine perdait toute utilité et se savait plus vulnérable », conclut-elle.

Sur le continent, lhomme daffaires russe avait su jouer de son charisme pour nouer des relations personnelles avec certains responsables. Lune des dernières photos connues de lui le montre en compagnie du chef du protocole de Faustin-Archange Touadéra, le président centrafricain, lors du sommet Afrique-Russie de Saint-Pétersbourg, fin juillet. Son apparition en coulisse de l’événement avait été abondamment commentée, moins dun mois après la rébellion de Wagner contre larmée russe.

Exactions systématiques contre des populations civiles

De la Libye, où ses hommes ont combattu avec le maréchal Haftar dans la campagne avortée pour semparer de Tripoli, en 2019-2020, au Soudan, où il soutient le général Hemetti, en passant par le Mozambique, où son opération a échoué après quelques semaines et de nombreuses pertes, le bilan militaire de Wagner en Afrique reste pourtant mitigé.

Il ny a quen République centrafricaine (RCA) que le groupe, dabord chargé de la protection rapprochée du président Touadéra et de la formation de larmée nationale, peut se targuer davoir repoussé les rebelles qui menaçaient la capitale, en janvier 2021. Dans cette entreprise, les hommes de Wagner ont toutefois reçu lappui involontaire des forces déployées par le Rwanda, ainsi que des casques bleus de la Minusca, lopération de maintien de la paix des Nations unies en RCA.

Cette reconquête sest faite au prix dexactions systématiques contre des populations civiles, aujourdhui largement documentées par les Nations unies et les ONG de défense des droits humains. Cest aussi le cas au Mali, où le groupe est présent depuis décembre 2021 il compte aujourdhui environ 1 600 hommes sur le terrain – et où le nombre de victimes civiles ne cesse de croître sans quun véritable recul des djihadistes soit perceptible.

La force du Groupe Wagner en Afrique repose avant tout sur ses opérations de propagande, qui démultiplient son impact, sans même quil ait besoin de déployer des troupes sur le terrain, comme au Burkina Faso, ou tout dernièrement au Niger à la suite du coup dEtat. Cest ce qui différencie ce groupe des sociétés militaires privées traditionnelles. Dans chaque pays, Wagner a su sadapter et changer de forme. A Madagascar, il a lancé une opération dinfluence électorale en 2018, sans composante militaire. En Centrafrique, il a participé à lorganisation du référendum constitutionnel, le 30 juillet. Dans ce pays dAfrique centrale ravagé par la guerre civile, Wagner a étendu son emprise dans les sphères politiques et économiques en exploitant les minerais (diamants, or), les bois précieux, et sest même lancé dans la production de boissons alcoolisées.

Lhistoire du groupe est « intimement liée à la personnalité tonitruante dEvgeni Prigojine, la loyauté quil inspirait et surtout à lhyperstructure financière quil avait montée », souligne John Lechner, chercheur spécialiste de Wagner. Le groupe a su se rendre indispensable, tant auprès des gouvernements autoritaires dont ils représentent l« assurance-vie », quau Kremlin dont il assure le rayonnement sur le continent, à moindres frais. La myriade de sociétés réunies sous lappellation « Wagner », opérant avec une grande autonomie, génère dimportants bénéfices et devrait donc continuer dopérer.

« Les enjeux financiers sont trop importants, et il y a des contrats avec les gouvernements quil faut honorer », estime M. Lechner. Après l’éphémère rébellion de Prigojine contre le Kremlin, fin juin, la structure de Wagner navait pas fondamentalement changé. Ni sur le plan militaire de nouvelles unités avaient été déployées en RCA ni sur le plan financier. « Il avait même remporté de nouveaux marchés publics en Russie [dans le domaine de la restauration] courant juillet », indique Lou Osborn.

Opérations de « compagnies militaires privées »

Toutefois, une reprise en main progressive par lEtat russe était à l’œuvre. Cest ainsi qua été interprétée la visite en Libye, mardi 22 août, du vice-ministre de la défense russe Iounous-bek Evkourov, qui a rencontré le maréchal Khalifa Haftar. Lhomme fort de lEst libyen est étroitement lié aux combattants de Wagner, qui opèrent à ses côtés depuis les années 2017-2018. La mort dEvgueni Prigojine ne devrait pas fondamentalement changer la donne. La Russie, bien quelle nait jamais reconnu disposer dune présence militaire en Libye, « est là pour rester, cest pérenne », estime Jalel Harchaoui, chercheur associé au Royal United Services Institute for Defence and Security Studies.

Le poids de Wagner dans lEst libyen place néanmoins Moscou devant un dilemme : « LEtat russe ne veut pas être officiellement impliqué en Libye à cause du caractère illégal des trafics qui y sont menés, et il cherche encore des solutions pour remplacer juridiquement Wagner, pointe Akram Kharief, journaliste fondateur du site Menadefense. Cest un véritable casse-tête. Je pense quils vont finir par créer une nouvelle entité. »

Deux sociétés militaires privées russes auraient décommencé à lancer des opérations de recrutement pour lAfrique. La première, Redut, a été créée pour sécuriser les ressources de phosphate en Syrie, avant d’être envoyée en Ukraine. Elle serait dirigée par le général Averianov, directeur des opérations clandestines du GRU, les renseignements militaires russes. Ce dernier était dailleurs présent à la rencontre entre Vladimir Poutine et les chefs dEtat africains lors du sommet Afrique-Russie de Saint-Petersbourg. La seconde, Convoy, serait quant à elle serait dirigée par Konstantin Pikalov un ancien employé de Prigojine qui a travaillé pour Wagner à Madagascar, en Centrafrique et en Ukraine.

Des « compagnies militaires privées » qui ne le sont pas complètement, selon le chercheur indépendant Jack Margolin, qui souligne quelles sont directement liées au ministère de la défense russe et au GRU. Sont-elles en mesure de remplacer Wagner en Afrique ? Pour linstant, elles nont ni les capacités humaines et logistiques ni la connaissance du terrain de lempire dEvgueni Prigojine, affirme John Lechner. Tant en Centrafrique quau Mali, les dirigeants africains doivent leur survie à leur alliance avec la Russie. Le Kremlin, quant à lui, ne semble pas prêt à sacrifier la carte Wagner, selon Lou Osborn : « La mort de Prigojine ne change rien aux ambitions de Moscou qui cherche à étendre son influence en Afrique et compte bien mobiliser cet atout dans le conflit en Ukraine et dans son face-à-face avec lOccident. »

Carol Valade(NDjamena, correspondance régionale)

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