La mort d’Evgueni Prigojine ne devrait pas affaiblir le Groupe
Wagner en Afrique, où il s’est rendu indispensable
La toute dernière apparition vidéo d’Evgueni Prigojine, insigne de Wagner sur le treillis et fusil d’assaut en bandoulière, a pour décor un paysage sahélien.
Dans une ultime bravade, le chef de la société de
mercenariat, présumé mort dans le crash de l’avion
à bord duquel il avait pris place mercredi
23 août,
déclare travailler à rendre la Russie « encore plus grande » et l’Afrique « encore plus libre ».
La
progression spectaculaire de l’influence de la Russie sur le continent africain
est sans doute sa plus grande réussite. En Afrique francophone, le Groupe
Wagner a su capitaliser sur les erreurs diplomatiques de la France, le rejet de
la politique étrangère et des opérations militaires françaises, et, plus largement, sur la frustration
sociale accumulée, pour offrir au Kremlin des victoires géopolitiques à moindre coût.
Plusieurs
analystes identifient le Mali comme lieu de la dernière
vidéo d’Evgueni Prigojine. Selon plusieurs sources, il se serait également
rendu en Centrafrique quelques jours plus tôt, afin d’y visiter les installations de sa société paramilitaire dans le pays. Une tournée africaine
pour « sauver
son empire et
tenter d’empêcher la signature d’un accord avec le ministère de la défense russe », analyse la chercheuse Lou Osborn, membre de l’organisation All
Eyes on Wagner et coautrice du livre Wagner. Enquête au cœur du système Prigojine, à paraître le 15 septembre, aux Editions du Faubourg. « Ecarté d’Afrique où il a bâti
sa légende, Prigojine
perdait toute utilité et se savait plus vulnérable », conclut-elle.
Sur
le continent, l’homme d’affaires russe avait su jouer de son charisme pour
nouer des relations personnelles avec certains responsables. L’une des dernières
photos connues de lui le montre en compagnie du chef du protocole de
Faustin-Archange Touadéra, le président centrafricain, lors du sommet
Afrique-Russie de Saint-Pétersbourg, fin juillet. Son apparition en coulisse de l’événement avait été abondamment commentée, moins d’un mois après
la rébellion de Wagner contre l’armée russe.
Exactions systématiques contre des populations civiles
De
la Libye, où ses hommes ont combattu avec le maréchal Haftar
dans la campagne avortée pour s’emparer de Tripoli, en 2019-2020, au Soudan, où il
soutient le général
Hemetti, en passant par le Mozambique, où son opération a échoué après
quelques semaines et de nombreuses pertes, le bilan militaire de Wagner en
Afrique reste pourtant mitigé.
Il
n’y a qu’en République
centrafricaine (RCA) que le groupe, d’abord chargé de la protection rapprochée du président
Touadéra et de la formation de l’armée nationale, peut se targuer d’avoir repoussé les
rebelles qui menaçaient
la capitale, en janvier 2021. Dans cette entreprise, les hommes de Wagner ont toutefois reçu l’appui involontaire
des forces déployées par le Rwanda, ainsi que des casques bleus de
la Minusca, l’opération de maintien de la paix des Nations unies en
RCA.
Cette reconquête s’est faite au prix d’exactions systématiques contre des populations civiles, aujourd’hui largement documentées par les Nations unies et
les ONG de défense des droits humains. C’est aussi le cas au Mali, où le
groupe est présent depuis décembre 2021 – il compte aujourd’hui environ 1 600 hommes sur le terrain – et
où le nombre de victimes civiles ne cesse de croître sans qu’un véritable recul des djihadistes soit perceptible.
La
force du Groupe Wagner en Afrique repose avant tout sur ses opérations de
propagande, qui démultiplient son impact, sans même qu’il ait besoin de déployer des troupes sur le
terrain, comme au Burkina Faso, ou tout dernièrement au Niger à la suite du coup d’Etat. C’est ce qui différencie
ce groupe des sociétés militaires privées traditionnelles. Dans chaque pays, Wagner a su s’adapter et changer
de forme. A Madagascar, il a lancé une opération d’influence électorale en 2018, sans composante militaire. En Centrafrique,
il a participé à l’organisation du référendum constitutionnel, le 30 juillet. Dans ce pays d’Afrique centrale ravagé par la guerre civile,
Wagner a étendu son emprise dans les sphères politiques et économiques en
exploitant les minerais (diamants, or), les bois précieux, et s’est même lancé dans la production de boissons alcoolisées.
L’histoire du groupe est « intimement liée à la personnalité tonitruante d’Evgeni Prigojine, la loyauté qu’il inspirait et surtout à
l’hyperstructure financière qu’il
avait montée »,
souligne John Lechner, chercheur spécialiste
de Wagner. Le groupe a su se rendre indispensable, tant auprès
des gouvernements autoritaires
dont ils représentent l’« assurance-vie », qu’au Kremlin dont il assure le rayonnement sur le
continent, à moindres
frais. La myriade de sociétés
réunies sous l’appellation « Wagner », opérant
avec une grande autonomie, génère
d’importants bénéfices et devrait donc continuer d’opérer.
« Les enjeux financiers sont trop importants, et il y
a des contrats avec les gouvernements qu’il faut honorer »,
estime M. Lechner. Après l’éphémère rébellion de Prigojine contre le Kremlin, fin juin,
la structure de Wagner n’avait pas fondamentalement changé. Ni sur le plan
militaire – de
nouvelles unités avaient été déployées en RCA – ni sur le plan financier. « Il avait même remporté de nouveaux marchés publics en Russie [dans le domaine de la restauration] courant
juillet »,
indique Lou Osborn.
Opérations de « compagnies militaires privées »
Toutefois,
une reprise en main progressive par l’Etat russe était à l’œuvre. C’est ainsi qu’a été interprétée la visite en Libye, mardi 22 août,
du vice-ministre de la défense russe Iounous-bek Evkourov, qui a rencontré le
maréchal Khalifa Haftar. L’homme fort de l’Est libyen est étroitement lié aux combattants de
Wagner, qui opèrent à ses côtés depuis les années 2017-2018. La mort d’Evgueni Prigojine ne
devrait pas fondamentalement changer la donne. La Russie, bien qu’elle n’ait jamais reconnu
disposer d’une présence militaire en Libye, « est là pour rester, c’est pérenne »,
estime Jalel Harchaoui, chercheur associé au Royal United Services Institute for Defence and Security Studies.
Le
poids de Wagner dans l’Est libyen place néanmoins Moscou devant un dilemme :
« L’Etat russe ne veut pas être officiellement impliqué en
Libye à cause du caractère illégal des trafics qui y sont menés, et il cherche encore des solutions pour
remplacer juridiquement Wagner, pointe Akram Kharief, journaliste fondateur du site Menadefense. C’est
un véritable casse-tête. Je pense qu’ils vont finir par créer une nouvelle entité. »
Deux
sociétés
militaires privées russes auraient déjà commencé à lancer des opérations de recrutement
pour l’Afrique. La première, Redut, a été créée pour sécuriser les ressources de phosphate en
Syrie, avant d’être envoyée en Ukraine. Elle serait dirigée par le général Averianov, directeur des opérations
clandestines du GRU, les renseignements militaires russes. Ce dernier était d’ailleurs présent à la rencontre entre Vladimir Poutine et les chefs d’Etat africains lors
du sommet Afrique-Russie de Saint-Petersbourg. La seconde, Convoy, serait quant
à elle
serait dirigée par Konstantin Pikalov un ancien employé de Prigojine qui a
travaillé pour Wagner à Madagascar, en Centrafrique et en Ukraine.
Des
« compagnies
militaires privées »
qui ne le sont pas complètement,
selon le chercheur indépendant Jack Margolin, qui souligne qu’elles sont directement
liées au ministère de la défense russe et au GRU. Sont-elles en
mesure de remplacer Wagner en Afrique ? Pour l’instant, elles n’ont ni les capacités humaines et logistiques ni la
connaissance du terrain de l’empire d’Evgueni Prigojine, affirme John Lechner. Tant en
Centrafrique qu’au Mali, les dirigeants africains doivent leur
survie à leur
alliance avec la Russie. Le Kremlin, quant à lui, ne semble pas prêt à
sacrifier la carte Wagner, selon Lou
Osborn : « La mort de Prigojine ne change rien aux ambitions de Moscou qui cherche à étendre
son influence en Afrique et compte bien mobiliser cet atout dans le conflit en
Ukraine et dans son face-à-face avec l’Occident. »
Carol Valade(N’Djamena,
correspondance régionale)
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