Manaus, ville martyre du Covid-19, une nouvelle fois frappée
La plus grande ville amazonienne connaît un nouveau pic de la pandémie. La réponse des autorités est erratique et tardive. Désespérés, les proches de personnes contaminées doivent se débrouiller seuls pour trouver de l’oxygène.
Manaus (Brésil).- Tracteurs et fossoyeurs en tenue de protection creusent sans discontinuer. Dans le « carré Covid » du cimetière de Tarumã, l’ambiance est plus au chantier qu’au recueillement. Les enterrements se succèdent sans interruption.
En une heure, six convois funéraires se relaient. Nunes vient de perdre son fils de 25 ans. L’enterrement dure moins de dix minutes, avec pour seuls spectateurs les trois membres de la famille autorisés. Une fois le corps mis en terre, la famille endeuillée doit laisser la place aux suivants.
Les pieds enfoncés dans le sol boueux et détrempé, Nunes se frappe le torse, accablé de chagrin. « Il a été diagnostiqué rapidement, il est allé à l’hôpital mais il n’a pas résisté… Il a fait deux arrêts cardiaques et il est mort. »
Officiellement, entre 50 et 60 personnes décèdent chaque jour du Covid-19 à Manaus, la capitale du vaste État brésilien de l'Amazonas. À cela s’ajoutent les décès des jours passés, dont la cause n’est confirmée qu’après investigation. Mais en raison du manque de tests disponibles, les examens post-mortem ne sont pas toujours réalisés et le nombre de décès liés au Covid est sous-estimé. Depuis une dizaine de jours, le nombre d’enterrements quotidiens, toutes causes confondues, a explosé : 191 en moyenne contre une trentaine en temps normal.
Une partie de cette augmentation est aussi causée par l’effondrement du système de santé qui, mécaniquement, conduit à une hausse de la mortalité générale. Pour faire face à cet afflux, la mairie a décidé d’installer des conteneurs frigorifiques pour entreposer les corps en attente d’être mis en terre.
Les moins fortunés font appel à SOS Funéraire, un service municipal qui recueille les morts à domicile. C’est le cas de Luciane, venue enterrer son beau-frère. « On a attendu longtemps avant qu’ils viennent récupérer le corps, mais je ne leur en veux pas. Il y a tellement de gens qui meurent. » Depuis la mi-janvier, la flotte de camionnettes du service a été augmentée pour faire face à la demande. « On arrive à gérer grâce à ça, mais c’est pire qu’en avril dernier », glisse l’un des fonctionnaires chargés de récupérer les corps. À partir de 7 heures du matin, le va-et-vient des équipes débute et dure toute la journée.
Pour la deuxième fois, Manaus est une ville martyre du Covid. Cette fois, un nouveau variant local pourrait en partie expliquer l’ampleur de la tragédie. « Il semble que ce variant arrive mieux à entrer dans la cellule. Son potentiel d’infectiosité serait bien plus important, explique Jessem Orellana, épidémiologiste à la fondation Fiocruz d’Amazonie, qui ne décolère pas. C’est honteux ! La surveillance génomique est terriblement insuffisante, on n’a aucune idée de ce qui se passe. Ce variant devait déjà circuler massivement en 2020, mais ce sont les autorités japonaises qui nous l’ont signalé en janvier ! »
Encore mal connu, ce variant semble plus agressif. De plus en plus de patients jeunes, sans comorbidités, développent des formes graves de la maladie. « Plus le virus contamine de gens, plus des mutations peuvent apparaître. Or les autorités ont laissé le virus s’étendre ! » Fin décembre, alors que la situation commençait à devenir incontrôlable, Wilson Lima, gouverneur de l’État d’Amazonas, a décrété un confinement avant de reculer moins de 24 heures plus tard sous la pression des associations de commerçants.
Le clan Bolsonaro et ses alliés, systématiquement opposés aux mesures de distanciation sociale, ont alors salué une victoire populaire. Avec l’aggravation de la crise, le gouverneur a finalement décrété un confinement limité ce lundi 25 janvier, et pour seulement sept jours, explique l’épidémiologiste.
Avec l’aggravation de la crise, un couvre-feu a finalement été mis en place de 19 heures à 6 heures. Une réaction tardive et insuffisante selon l’épidémiologiste : « On court après les conséquences dans les hôpitaux, mais on ne s’attaque pas aux causes, les contaminations… Cette nouvelle variante n’est pas la responsable principale. C’est juste la goutte d’eau de trop. » Pour lui, l’irresponsabilité des pouvoirs locaux, la rumeur d’une immunité collective à Manaus, alimentée par un article scientifique réfuté depuis, la campagne municipale en novembre et les fêtes de fin d’année ont conduit au chaos actuel. La gestion globale de la pandémie par Jair Bolsonaro a aggravé une situation déjà dramatique.
Alerté dès le 8 janvier d’une probable pénurie d’oxygène, le ministre de la santé n’a pas pris les mesures suffisantes pour y remédier. En visite le 11 janvier à Manaus, il n’a par contre cessé d'y promouvoir un kit de traitement précoce, dont l’efficacité n'a jamais été prouvée.
Le 13 janvier, avec l’explosion des cas graves, la consommation quotidienne d’oxygène a dépassé les 70 000 m3, trois fois la capacité de production locale. Le lendemain, la pénurie débutait. Les témoignages de médecins traumatisés, se relayant pour ventiler manuellement des patients, qui trop souvent finissent par mourir étouffés, choquent le pays.
Comme à son habitude, Jair Bolsonaro a par la suite surtout cherché à se dédouaner de toute responsabilité, affirmant « avoir fait sa part » et répétant à l’envi que le Tribunal suprême (STF) l’empêche d'agir depuis le début de la pandémie. En réalité, la décision du STF à laquelle il fait référence stipule simplement que le gouvernement fédéral ne peut empêcher les autorités locales de prendre des mesures contre le Covid-19.
Abandonnés par les autorités, il ne reste à certains que les prières. Devant l’hôpital 28-de-agosto, un groupe d’évangéliques s’époumone sous un petit porche. Des dizaines de personnes y attendent des nouvelles de leurs proches soignés à l’intérieur.
De temps à autre, une salve d’applaudissements salue la sortie d’un patient guéri, mais l’ambiance générale est morose. Les yeux sont humides, les visages marqués par l’inquiétude et l’incertitude.
Complètement dépassée, l’équipe médicale n’a pas les moyens de les tenir au courant de l’évolution de chaque patient. Épuisée, Isadora dort sur le parking depuis trois jours. « Je ne peux pas abandonner mon frère ici sans tenter d’obtenir des informations. Et s’il avait besoin de quelque chose ? Hier, je suis restée jusqu’à l'aube. Presque tous ceux qui étaient là ont perdu un membre de leur famille. » Dépitée, la jeune femme exprime une colère froide. « Le gouverneur est un vrai fils de chien. Il connaissait les prévisions, pourquoi il n’a pas anticipé ? Un autre bel enfoiré, c’est ce président qui ne se mobilise pas pour nous. »
Pas loin, Eduardo se dresse sur la pointe des pieds pour tenter d’apercevoir son frère à travers le pare-brise de l’ambulance. Il a encore de l’espoir pour lui qui est sur le point d’être transféré vers une autre région du Brésil où la situation sanitaire est mieux contrôlée. 261 personnes ont déjà été envoyées vers des États voisins. Il est par contre beaucoup plus pessimiste pour sa mère, en soins intensifs et intubée.
« Ça fait deux semaines que je viens ici dans l’espoir de recevoir une bonne nouvelle. Mais il y a trop de gens et seulement une infirmière pour 40 malades… » Ici et là, certains s’effondrent en apprenant la terrible nouvelle. S’ensuit un appel aux autres membres de la famille, la voix sanglotante. Les autres les regardent avec la crainte d’être les prochains. Rien ne vient perturber le bal des ambulances qui amènent leur lot de patients dans un état grave, les seuls a encore être acceptés dans l’établissement surchargé.
« On manque toujours d’oxygène »
Difficile pour les médias de rentrer à l’intérieur et beaucoup de soignants des hôpitaux publics craignent de témoigner par peur de représailles des autorités. Ada*, une infirmière, décrit une situation chaotique. « C’est trop dur de se sentir impuissante. Les hôpitaux sont sous-équipés. On ne peut pas traiter tout le monde. Ceux qui ne supportent pas l’attente finissent par mourir. On manque toujours d’oxygène. » Sous tension permanente, le personnel soignant est régulièrement agressé par des proches désespérés. Pour éviter tout désordre à l’intérieur des hôpitaux, des policiers sont positionnés toute la journée devant l’entrée.
À l’autre bout de la ville, l’effort des militaires suant sous la chaleur pour monter un hôpital de campagne semble bien tardif. Tous les hôpitaux similaires ont été démontés lorsque le nombre de cas a diminué après le premier pic de l’an passé et les autorités ont lambiné à les remettre sur pied. Soixante lits sont désormais disponibles, dont quatre en soins intensifs, une aide bienvenue mais infime face à la marée de patients.
Au 26 janvier, plus de 2 400 personnes étaient hospitalisées et 565 attendaient qu’une place se libère. Impossible de faire plus, explique le colonel Oliveira : « Nous avons déjà déployé toute notre infrastructure hospitalière dans le pays. On n’a pour le moment aucune capacité supplémentaire. » Mais cet hôpital dispose d’un atout précieux : une autonomie en oxygène grâce à une petite machine capable d’en fabriquer.
Ailleurs, la quête désespérée de ce gaz médical continue. Il n’y a plus de pénurie totale à Manaus mais l’oxygène reste rare. Les camions qui transportent la précieuse marchandise se déplacent sous escorte armée. Devant l’unique entreprise de fabrication qui en fournit aux particuliers, le propriétaire a dressé des tentes pour protéger la centaine de personnes qui s’agglutinent durant des heures pour tenter d’en dégoter une recharge.
En plein hiver tropical, la chaleur intense succède aux pluies torrentielles à un rythme aléatoire, mais la moiteur est constante. Parfois, la machine de production surchauffe et l’attente se prolonge. Dans la file, Davi Avelino espère réussir à remplir une bonbonne pour son père, contaminé par le Covid-19. Il tente sa chance depuis deux jours. « C’est un scandale ce qui nous arrive, le peuple est en train de souffrir. C’est très dur émotionnellement, c’est une lutte pour la vie... Aujourd’hui c’est mon père, demain ça peut être moi ou ma mère. »
Après plusieurs heures d'attente, alors que la nuit est déjà tombée, Davi réussit finalement à se procurer de l’oxygène. Sans perdre de temps, il file chez son père. C’est là qu’il a décidé de monter une petite unité de soins intensifs particulière. « Les hôpitaux sont tous blindés. Je ne veux pas qu’il reste dans un couloir, sur le sol, sans même pouvoir savoir comment sa situation évolue. Alors qu’ici, dès que je vois que l’oxygène commence à manquer, je peux me démener pour en trouver. » Entre le chaos de l’hôpital public et le prix astronomique des établissements privés (qui manquent également de places en soins intensifs), ce quadragénaire a choisi le système D.
En trois jours, une bonne partie de ses économies y sont passées. Le prix d’une bonbonne coûte officiellement 800 euros et chaque recharge, qui dure de un à trois jours suivant l’intensité de l’utilisation, en coûte 100, soit plus de la moitié du salaire minimum. Et beaucoup sont prêts à exploiter la détresse des proches. Les arnaques se multiplient et un marché parallèle s’est développé. La spéculation y va bon train et le prix de la bonbonne peut grimper jusqu’à 1 500 euros.
La police a récemment appréhendé un camion où 33 bonbonnes étaient entreposées en attendant de prendre de la valeur. La hausse des impôts sur l’importation des bonbonnes d’oxygène, décidée par le gouvernement Bolsonaro fin décembre, a aussi contribué à l’augmentation des prix. « Même avec de l’argent, c’est devenu très compliqué de se procurer ces bouteilles indispensables. Je n’ai réussi que par l’intermédiaire d’une connaissance. Sinon, mon père serait mort à cette heure-ci », soupire Davi.
Le manque d’oxygène à Manaus a aussi perturbé l’approvisionnement dans l’intérieur des terres, où il n’existe aucune unité de soins intensifs. Le 19 janvier, sept personnes sont décédées dans la petite ville de Coari, faute d’oxygène disponible. Les bonbonnes ne sont arrivées qu’à 7 heures du matin, alors que l’hôpital n’avait de réserves que jusqu’à 6 heures.
Après plusieurs épisodes rocambolesques impliquant un Jair Bolsonaro qui se refuse à promouvoir toute campagne de vaccination, les premières doses ont fini par être administrées le 17 janvier. Le lendemain, 282 000 doses de vaccin ont été envoyées à Manaus. Largement insuffisant pour les 4 millions d’habitants de l’État mais un espoir lointain pour des habitants dégoûtés par l’incompétence des autorités.
L’infirmière Vanda Ortega a été la première vaccinée de l’État d’Amazonas. Pour cette autochtone du peuple witoto, « c’est un geste politique. Je veux que le gouvernement reconnaisse comme public prioritaire les autochtones des villes. Seuls ceux des villages de campagne sont considérés comme tels. Nous, nous sommes délaissés par les politiques publiques ».
Dans son quartier, qui regroupe 35 peuples autochtones, les 700 familles n’ont pas accès à l’eau potable, à l’électricité ou au système d’évacuation. Habitués à être abandonnés par l’État, les habitants du quartier ont décidé en milieu de semaine dernière de prendre les devants en montant un petit centre de soins.
Une dizaine d’autochtones reçoivent les patients potentiels, sous le portrait du père du cacique, décédé du Covid l’an passé. Visiblement exténuée, Vanda donne ses indications aux volontaires inexpérimentés, tentent d’en recruter de nouveaux par téléphone, tout en vérifiant l’état des quatre patients Covid installés dans des hamacs suspendus sous un toit troué. « On manque de professionnels et la demande est grande, mais on tente de garantir un minimum de soins à notre peuple. On ne peut pas compter sur les vaccins tout de suite, on ne peut pas compter sur l’État. Manaus n’a pas fini d’être endeuillée par le Covid. »
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